CHAPITRE IX

Le Temps des Merveilles

Pendant ce temps, le roi Uther Pendragon n’avait cessé de guerroyer contre les Pictes et les hordes de Saxons qui continuaient à ravager les régions de l’est et du nord. Il avait été assez heureux pour repousser les Pictes, mais les Saxons lui donnaient encore beaucoup de mal, car chaque fois qu’une de leurs troupes était rejetée à la mer, il en arrivait une autre, plus puissante et plus audacieuse encore. Néanmoins, le roi Uther savait fort bien commander son armée et ne reculait devant aucune difficulté, quel que fût le temps qu’il devait y passer. Bien souvent, il regrettait l’absence de Merlin, mais il savait que celui-ci ne viendrait le trouver que lorsqu’il le jugerait utile pour le royaume. Uther combattait donc les ennemis venus d’ailleurs et, parfois, il devait même se heurter à certains de ses vassaux, ces petits rois qui avaient beaucoup de mal à le reconnaître comme leur chef suprême et qui étaient toujours prêts à le trahir parce que les Pictes et les Saxons promettaient de grandes récompenses à ceux qui leur permettraient d’acquérir des territoires dans cette île de Bretagne qu’ils convoitaient tant.

Car les temps étaient rudes et chacun devait lutter pour sauvegarder sa vie et ses biens, chacun devait se méfier de son voisin toujours prêt à profiter de la moindre faiblesse. Les chefs se retranchaient dans leurs forteresses et se surveillaient sans cesse, tandis que les paysans, dans leurs villages, avaient bien du mal à garder leurs troupeaux et à cultiver leurs champs. Il n’était pas rare qu’on vînt leur dérober leur bétail ou que leurs champs fussent saccagés par des combattants plus enragés que des loups féroces. De pillage en pillage, d’incendie en incendie, le royaume devenait la proie des vautours qui s’abattaient sur lui, et quand les plaintes du peuple parvenaient jusqu’au roi Uther, celui-ci ne pouvait même pas intervenir tant son rôle de chef protecteur le contraignait à combattre lui-même contre d’implacables ennemis.

Merlin savait tout cela, et Taliesin aussi, qui se trouvait auprès de lui, dans la forêt de Kelyddon où tous deux dictaient à l’ermite Blaise les hauts faits du passé et les espérances de l’avenir. Un jour, Taliesin dit à Merlin : « Depuis que je suis dans cette vie, je n’ai plus que le pouvoir de connaître ce que les autres ne connaissent pas, je n’ai plus que le pouvoir de la parole. Je sais endormir ou réveiller une assemblée, je sais rétablir la justice quand elle est bafouée, je sais parfois apaiser une querelle, me placer au milieu d’une bataille et supplier les combattants de renoncer à leur folie. Mais je n’ai plus le pouvoir que j’avais lorsque j’étais Gwyon le Petit, lorsque je savais transformer mon aspect et celui des autres. Ainsi en est-il pour moi. Mais toi, Merlin, non seulement tu as connaissance du passé, du présent et de l’avenir, mais tu as également le pouvoir de transformer les êtres et les choses. Ne peux-tu donc rien contre le mal, contre la souffrance et la mort ? »

« Non, Taliesin, répondit Merlin. Je ne peux rien contre la souffrance et la mort, et c’est tout juste si je peux parfois m’opposer au mal quand je sens que celui-ci menace d’envahir le monde. D’ailleurs, qu’est-ce que le mal et qu’est-ce que le bien ? On agit parfois pour le bien et la conséquence en est le mal. De même, il est parfois nécessaire d’accomplir ce qu’on pense être un mal pour parvenir à ce qu’on appelle un bien. Cela, je le sais mieux que quiconque, puisque j’ai été engendré par l’esprit du Mal, par l’Ennemi, et si Dieu ne m’avait pas arraché à mes origines, je sais bien que je répandrais mort et désolation par la terre entière. N’ai-je point été engendré pour cela ? »

« Cependant, reprit Taliesin, il me semble que tu pourrais intervenir au milieu de ces luttes incessantes et réconcilier ceux qui se heurtent avec tant de violence. » Merlin répondit : « Certes, je le pourrais, mais à quoi cela servirait-il ? Une querelle apaisée, une autre se lèverait. Sache, Taliesin, que la destinée des humains est tout entière fixée dans un plan que seul connaît Dieu. Et si j’ai conscience de ce qui peut arriver dans l’avenir, c’est toujours une vision incomplète qui vient à mon esprit. Et, comme tous les humains, je mourrai, et je ne connais ni le moment ni les circonstances de ma propre mort. Il en est de même pour la destinée du royaume : je sais qu’il disparaîtra un jour, je sais même que cette disparition sera causée par une lutte à mort entre le père et le fils, mais je ne pourrai rien empêcher. On ne peut rien contre la mort, Taliesin, parce que la mort n’est que le milieu d’une longue vie. »

Pendant que Merlin parlait ainsi et que Taliesin l’écoutait attentivement, l’ermite Blaise écrivait sur de grands parchemins qu’il mettait ensuite à l’abri dans des coffres de pierre. Merlin dit à Blaise : « Voici encore un récit que tu devras conserver pour les générations futures, et ce récit, c’est Taliesin qui va le faire, car il le connaît lui aussi, et il faut que tu saches, Blaise, que je ne serai pas toujours là près de toi et que Taliesin est aussi capable que moi de raconter les événements des temps aventureux. » Alors Taliesin prit la parole et l’ermite Blaise transcrivit fidèlement son récit[76].

Il y avait, en des temps lointains, un roi du nom de Brân Vendigeit, c’est-à-dire le Béni. Il était fils du roi Llyr et il avait une sœur nommée Branwen, Blanc Corbeau, ainsi que deux demi-frères, Nissyen et Evnissyen. Nissyen était un jeune homme d’une grande bonté, et chaque fois qu’une dispute éclatait quelque part, il se trouvait là pour l’apaiser, mais Evnissyen ne se plaisait jamais tant que lorsqu’il pouvait semer la discorde quelque part, même entre ses frères. Néanmoins Brân l’aimait beaucoup et l’avait toujours en sa compagnie. Or, un jour que Brân se reposait avec ses frères sur un rocher qui dominait la mer, devant sa forteresse de Harllech[77], il aperçut treize navires qui venaient du sud de l’île d’Irlande et se dirigeaient vers la côte. Ils avançaient rapidement, car un vent favorable gonflait leurs voiles et les faisait se rapprocher de plus en plus. « Je vois des navires qui viennent vers nous, dit le roi. Commandez donc aux hommes de la cour de se vêtir et d’aller jusqu’au port pour savoir quelles sont leurs intentions. »

Les hommes revêtirent de beaux habits et descendirent jusqu’au port. Quand ils examinèrent les navires de plus près, ils furent bien convaincus qu’ils n’en avaient jamais vus qui eussent l’air mieux équipés. De beaux étendards d’étoffe brodée d’or flottaient au-dessus d’eux. Tout à coup, un navire se détacha en avant des autres, et on vit se dresser, au-dessus du pont, un bouclier suspendu à un mât, en signe de paix. Les hommes de Brân avancèrent vers lui de façon à pouvoir converser. Alors, les étrangers jetèrent des canots à la mer, se rapprochèrent du rivage et demandèrent à parler au roi Brân. Celui-ci vint à leur rencontre. « Soyez les bienvenus, leur dit-il. À qui appartiennent ces navires et quel en est le chef ? » Les étrangers répondirent : « Matholwch, roi d’Irlande, est ici, et ces navires sont à lui. » Brân leur demanda quel était le désir du roi d’Irlande. « Seigneur roi, dirent-ils, Matholwch est venu jusqu’à cette île pour conclure une alliance avec toi. Il désire ta sœur Branwen en mariage et il établira entre son royaume et le tien des liens qui renforceront la puissance de chacun. » Brân se mit à réfléchir, puis il leur dit : « Que Matholwch vienne à terre et nous délibérerons à ce sujet. »

On alla porter la réponse au roi d’Irlande, et celui-ci vint à terre en compagnie de ses conseillers. On lui fit bon accueil, et il y eut, ce soir-là, un grand rassemblement des hommes de Matholwch et de Brân au cours d’un festin qui dura une grande partie de la nuit. Et, le lendemain, on tint conseil, et il fut décidé qu’on donnerait Branwen à Matholwch. C’était l’une des trois premières femmes de cette île, et la plus belle jeune fille du monde. On convint d’un rendez-vous à Aberffraw où serait célébré le mariage. Alors, tant par mer que par voie de terre, on se dirigea vers Aberffraw[78].

À leur arrivée à Aberffraw, le banquet commença. Brân était assis aux côtés du roi d’Irlande, et Branwen se trouvait avec eux. Ils ne se trouvaient pas dans une maison, mais sous un pavillon, car Brân était si grand qu’il n’aurait jamais pu tenir dans une construction de pierre, si vaste soit-elle. On se mit à boire, et on continua, en causant, jusqu’au moment où il fut plus agréable de dormir que de boire. Ils allèrent donc se coucher. Le lendemain, tous les gens de la cour se levèrent et les officiers commencèrent à s’occuper des chevaux, prenant grand soin d’eux et les répartissant de façon à ce que chacun pût retrouver sa monture en bon état. Sur ces entrefaites, Evnissyen, qui errait dans la cour, se trouva du côté où l’on avait rangé les chevaux de Matholwch et de ses hommes. Il fut alors saisi d’une grande fureur et d’une grande jalousie parce qu’on avait donné sa sœur Branwen au roi d’Irlande sans lui demander son avis. Il se précipita sur les chevaux, leur coupa les lèvres au ras des dents, les oreilles au ras de la tête, la queue au ras du dos, et s’il ne trouvait pas prise sur les sourcils, il les rasait jusqu’à l’os. Il mutila de telle sorte les chevaux de Matholwch qu’il était impossible de n’en rien faire, et cela méchamment, parce qu’il était furieux de voir sa sœur mariée sans qu’il eût pu donner son avis.

On rapporta au roi d’Irlande la façon dont ses chevaux avaient été traités. Il se retira immédiatement sur son navire et donna l’ordre à ses hommes d’embarquer. « Il ne nous reste qu’une chose à faire, dit-il, c’est de partir sans prendre congé de Brân afin de lui faire sentir tout notre mépris. » Mais on vint prévenir Brân que le roi d’Irlande s’en allait sans même lui avoir fait ses adieux. Brân dépêcha immédiatement deux messagers auprès de Matholwch afin de s’informer des raisons de ce départ précipité. Les messagers revinrent bientôt et racontèrent à Brân ce qui s’était passé. Brân entra dans une grande colère contre son frère, mais le mal était fait et il ne lui restait plus qu’à tenter de le réparer. Il fit proposer la paix à Matholwch en lui promettant de lui donner autant de chevaux qu’il en avait perdus, un vase d’or très précieux et de beaux bijoux en argent. Le roi d’Irlande tint conseil avec les siens et accepta de faire la paix avec Brân. Il quitta son navire et vint retrouver Brân au milieu de sa cour.

On leur prépara pavillons et tentes en guise de salle, et ils se mirent à table. Ils s’assirent dans le même ordre que la veille, quand avait commencé le festin. Le roi d’Irlande et Brân s’entretinrent longtemps de choses et d’autres ; mais Brân constatait que Matholwch semblait triste et que sa conversation manquait de chaleur et de bienveillance. Il se dit que son hôte était chagriné parce que la réparation qu’il avait proposée était trop faible par rapport à l’affront qu’il avait subi. « Écoute, lui dit-il, non seulement je vais te faire remettre ce que je t’ai promis, mais je veux parfaire ma réparation envers toi. Je te donnerai en effet un chaudron dont voici la vertu : si on te tue un homme aujourd’hui, tu n’auras qu’à le jeter dedans pour que, le lendemain, il soit aussi bien portant que jamais, sauf qu’il n’aura plus la parole. » Le roi d’Irlande remercia vivement son hôte, et dès lors la conversation fut gaie et animée, pour la plus grande satisfaction de tous.

La nuit suivante, ils s’assirent de nouveau ensemble et se mirent à boire et à parler. « Seigneur, dit Matholwch à Brân, d’où tiens-tu ce chaudron que tu m’as donné et qui a une si merveilleuse vertu ? » Brân lui répondit : « Il m’est venu d’un homme de ton pays, mais je ne sais pas d’où lui-même le tenait. » – « Comment cela ? » dit Matholwch. – « Cet homme venait en effet d’Irlande et se nommait Lasar. Lui et sa femme s’étaient enfuis de ton pays après s’être échappés de la maison de fer qu’on avait chauffée à blanc sur eux. Cela m’étonnerait que tu ne saches pas quelque chose à leur sujet. » – « En effet, dit le roi d’Irlande, je vais te dire tout ce que je sais. Un jour que j’étais à la chasse, sur le haut d’un tertre, près d’un étang que l’on appelle le lac du Chaudron, je vis sortir de cet étang un grand homme aux cheveux roux, portant un chaudron sur son dos. Il était d’une taille démesurée et il avait mauvaise allure. Et s’il était grand, sa femme était encore deux fois plus grande que lui. Ils se dirigèrent vers moi et me saluèrent. L’homme me dit que sa femme serait enceinte dans un mois et quinze jours, et qu’au bout d’un mois et demi elle donnerait naissance à un guerrier armé de toutes pièces. Je fus bien curieux de voir la chose et c’est pourquoi je me chargeai de leur fournir une maison. Mais au bout d’un certain temps, mes vassaux vinrent me faire des reproches à leur sujet, car ils se faisaient haïr en commettant sans cesse des excès dans le pays, causant des ennuis aux hommes et aux femmes nobles. Et mes vassaux me demandèrent de choisir entre eux-mêmes et ce couple étrange que j’avais accueilli. J’étais bien embarrassé, car je ne savais pas comment les faire partir, d’autant plus qu’ils n’y auraient jamais consenti de leur plein gré. Alors mes vassaux décidèrent d’agir sans moi. Ils firent construire une maison tout en fer et l’offrirent au grand homme roux et à sa femme. Quand ceux-ci furent installés dans la maison, ils firent venir tout ce qu’il y avait de forgerons en Irlande possédant tenailles et marteaux, et firent accumuler tout autour du charbon jusqu’au sommet de la maison. Ils passèrent en abondance nourriture et boisson à l’homme et à la femme. Quand on les sut ivres, on mit le feu au charbon autour de la maison et on fit jouer les soufflets jusqu’à ce que tout fût chauffé à blanc. Mais comme la chaleur devenait intolérable à l’intérieur de la maison, le grand homme roux donna un coup d’épaule dans la paroi et sortit par la brèche ainsi provoquée, portant le chaudron sur son dos et suivi de sa femme. On ne les a plus revus depuis, et je suppose qu’ils ont traversé la mer pour venir jusqu’à toi. » – « Sans aucun doute, dit Brân. Ce sont eux qui m’ont donné le chaudron et, en échange, je leur ai fourni une terre. Depuis lors, ils ont eu des enfants et se sont multipliés. Et partout où ils sont, ils se fortifient en hommes et en armes, les meilleurs qu’on ait vus dans cette île[79]. »

Quand les fêtes furent terminées, Matholwch repartit pour l’Irlande avec ses treize navires, en emmenant Branwen. Les hommes d’Irlande les accueillirent avec de grandes démonstrations de joie. Il ne venait pas un homme de marque ni une femme noble faire visite à Branwen qu’elle ne lui donnât un collier, une bague ou un précieux bijou royal. Elle passa ainsi une année, faisant l’admiration de tous et s’assurant l’amitié de chacun. Il arriva alors qu’elle devint enceinte et, après le temps requis, elle donna naissance à un fils qui fut nommé Gwern et qu’on donna à élever, comme c’était la coutume, dans les meilleures familles d’Irlande.

Mais, la seconde année, il se fit tout à coup un grand bruit en Irlande au sujet de l’outrage qu’avait subi Matholwch lorsqu’on lui avait mutilé ses chevaux. Ses frères de lait et ses plus proches parents lui firent ouvertement des reproches d’avoir accepté une si faible compensation, et le tumulte devint tel que Matholwch comprit qu’il n’aurait aucun repos tant qu’il n’aurait pas tiré vengeance de l’outrage qu’il avait essuyé. Et voici quelle était la vengeance : Branwen serait chassée de sa chambre et on l’enverrait cuire les aliments pour toute la cour, et chaque jour, le boucher, après avoir coupé la viande, viendrait lui donner un soufflet. Et l’on prit également soin d’interdire à tous les navires d’aborder sur les côtes de l’île de Bretagne afin que nul ne sût là-bas le traitement infligé à Branwen. Et il en fut ainsi pendant trois ans.

Mais pendant ce temps, Branwen élevait un étourneau sur le bord de son pétrin. Elle lui apprit un langage et lui indiqua quelle espèce d’homme était son frère Brân le Béni. Elle rédigea une lettre exposant les souffrances qu’elle endurait injustement, attacha cette lettre à la naissance des ailes de l’oiseau et fit partir celui-ci vers l’île de Bretagne. L’oiseau traversa la mer et retrouva Brân à la forteresse de Kaer Seint, près de Carnarvon, où il tenait sa cour de justice. Il descendit sur son épaule et hérissa ses plumes jusqu’à ce qu’on aperçût la lettre et qu’on reconnût qu’on avait affaire à un oiseau élevé dans une maison. Brân prit la lettre et la lut. Sa douleur fut grande en apprenant les souffrances de sa sœur, et il envoya immédiatement des messagers pour rassembler les meilleurs guerriers de l’île. Quand ils furent tous rassemblés, on embarqua sur de bons navires et on mit à la voile en direction de l’Irlande.

Quand les navires furent en vue des côtes, les hommes de Matholwch allèrent avertir le roi de ce qui se passait. Matholwch réunit en hâte ses conseillers et leur demanda ce qu’il convenait de faire. On décida qu’on rendrait immédiatement tous ses privilèges à Branwen et qu’on le ferait savoir à son frère. Mais, comme ce n’était pas suffisant pour compenser l’affront subi par Branwen pendant trois années pleines, on envoya vers Brân des messagers pour lui proposer un arrangement : Matholwch abandonnerait sa fonction royale au profit de son fils Gwern, qui était donc le neveu de Brân, et on établirait la paix entre les deux royaumes. Après en avoir longuement discuté avec les siens, Brân se décida à accepter ces propositions, car il tenait absolument à éviter un affrontement au milieu duquel se trouveraient impliqués sa propre sœur et son propre neveu. On s’entendit pour fixer une date et, le jour dit, les hommes de Brân s’en allèrent rencontrer les hommes de Matholwch. Branwen se trouvait là, ainsi que son fils, le jeune Gwern.

Ils s’assirent tous ensemble et se firent de grandes démonstrations d’amitié, scellant ainsi leur réconciliation. La royauté fut solennellement offerte à Gwern, fils de Branwen et de Matholwch. Une fois l’affaire conclue, l’enfant alla saluer chacun des assistants, et tous ceux qui le voyaient le prenaient en affection. Alors qu’il se trouvait auprès de Brân, l’enfant fut appelé par Nissyen. Il alla gentiment vers son oncle, mais à ce moment Evnissyen fut saisi d’une grande fureur : « Pourquoi cet enfant va-t-il vers mon frère et non pas vers moi ? N’est-il pas le fils de ma sœur ? Je serais heureux d’échanger des caresses avec lui ! » L’enfant alla vers Evnissyen, tout fier et joyeux, mais Evnissyen se leva, saisit brutalement son neveu par les pieds et, avant que personne ne pût l’arrêter, il le jeta dans le feu, la tête la première.

Le tumulte qui suivit fut énorme. Chacun saisissait ses armes et se précipitait sur celui qui passait auprès de lui. Branwen, en voyant son fils dans les flammes, voulut s’y précipiter à son tour, mais Brân la retint fermement par le bras, tout en la protégeant de son bouclier. Les hommes tombaient dans un grand désordre et personne ne savait comment allait se terminer ce massacre. Aussi les hommes de Matholwch allumèrent-ils du feu sous le chaudron de résurrection. Ils y jetèrent les cadavres des leurs jusqu’à ce que le chaudron fût plein. Et, le lendemain, ils se relevèrent, redevenus guerriers aussi redoutables qu’auparavant, sauf qu’ils n’avaient plus la parole. Evnissyen, voyant les hommes de Bretagne étendus morts sur le sol, et sans espoir de renaissance, se mit à pleurer : « Hélas ! dit-il, c’est à cause de moi que tout ceci est arrivé. Que Dieu me maudisse si je ne trouve pas le moyen de réparer la faute que j’ai commise par colère et jalousie ! » Il se mit à réfléchir, puis il se glissa entre les cadavres des hommes d’Irlande. Deux guerriers d’Irlande, le prenant pour un des leurs, le saisirent et le jetèrent dans le chaudron. Alors, il se distendit avec une telle force que le chaudron se brisa en quatre morceaux et que son cœur à lui éclata. Ainsi périt Evnissyen, celui par qui tout le mal était arrivé, mais ce fut grâce à son sacrifice que purent échapper au massacre quelques hommes de l’île de Bretagne. Brân avait été blessé au pied par une lance empoisonnée. Il fit rassembler les sept hommes qui étaient encore valides et, après leur avoir confié Branwen, il leur ordonna qu’on lui coupât la tête. « Prenez ma tête, dit-il, emportez-la avec vous jusqu’à la Colline Blanche, à Londres, où vous l’enterrerez, le visage tourné vers le pays des Francs. Vous serez longtemps en route. À Harllech, vous serez sept ans à table pendant que les oiseaux de Rhiannon chanteront pour vous. Ma tête sera pour vous une compagnie aussi agréable qu’aux meilleurs moments que nous avons vécus ensemble. Puis vous passerez quatre-vingts ans à Gwales, en Penvro. Jusqu’au moment où vous ouvrirez la porte qui donne sur le sud, vous pourrez y séjourner et conserver la tête intacte. Mais ce sera impossible dès que vous aurez ouvert la porte. Alors, vous irez droit devant vous. » Les sept survivants coupèrent la tête de Brân le Béni et, l’emportant avec eux, ils passèrent la mer en compagnie de Branwen.

Quand ils eurent débarqué, ils se reposèrent. Branwen porta ses regards sur cette île et aussi vers l’île d’Irlande. « Hélas ! dit-elle, maudit soit le jour de ma naissance, car c’est à cause de moi que ces deux îles ont été ravagées et que les meilleurs hommes du monde ont été massacrés ! » Elle poussa un soupir si profond que son cœur se brisa. On lui fit une tombe carrée et on l’enterra à cet endroit même. Quant aux sept survivants, ils se rendirent à Harllech et s’y installèrent. Ils commencèrent à se pourvoir en abondance de nourriture et de boisson, et ils se mirent à manger et à boire. Trois oiseaux vinrent leur chanter un certain chant auprès duquel étaient sans aucun charme tous ceux qu’ils avaient entendus autrefois. Ces oiseaux se tenaient loin au-dessus des flots, mais ils les voyaient cependant aussi distinctement que s’ils avaient été avec eux. Ils demeurèrent là sept années, puis ils partirent pour Gwales, en Penvro.

Ils y trouvèrent un endroit agréable, royal, au-dessus des flots, et une grande salle. Deux des portes étaient ouvertes, mais la troisième était fermée, celle qui donnait sur le sud. Ils y passèrent la nuit au milieu de l’abondance et de la gaieté. Quoi qu’ils eussent vu de souffrances, quoi qu’ils eussent eux-mêmes éprouvé de chagrins, ils ne ressentirent aucune tristesse. Ils n’étaient pas plus fatigués ; aucun d’eux ne s’apercevait que l’autre fût plus vieux et la compagnie de la tête ne leur était pas plus pénible que lorsque Brân était en vie. C’est à cause de ces quatre-vingts ans passés ainsi qu’on désigne ce temps sous le nom d’Hospitalité de la Tête Sacrée. Mais quand l’un d’eux ouvrit la porte qui donnait sur le sud, le chagrin et la souffrance s’abattirent sur eux. Tout leur revenait en mémoire, y compris la perte de leur seigneur. Aussi n’eurent-ils de cesse de partir. Ils allèrent sur la Colline Blanche, à Londres, et y enterrèrent la tête de Brân, le visage tourné vers le pays des Francs. Et tant qu’elle y fut ainsi conservée, aucun fléau ne vint jamais dans cette île. Et les sept se dispersèrent aux quatre coins du pays sans que personne ne les revît jamais[80].

Quand Taliesin eut terminé son récit et que Blaise l’eut soigneusement consigné par écrit, Merlin leur dit « Voyez comment la mort triomphe toujours de ceux qui cherchent à l’éviter. Sachez bien que s’il existe un chaudron grâce auquel on peut ressusciter les morts, il existe également quelqu’un qui détruira ce chaudron. J’ai voulu que tu racontes cette histoire, Taliesin, parce qu’elle donne la réponse à la question que tu posais à propos des guerres qu’on pourrait éviter. Il suffit, hélas, d’un seul individu pour remettre en cause les plus nobles intentions pacifiques. Il suffit même d’un seul geste, un geste de colère aveugle et stupide, et que personne ne peut empêcher. » Merlin se mit à marcher en rond en regardant le ciel. « De grandes choses se préparent, dit-il, et voici venir le temps où elles devront s’accomplir. Mais si je prétends qu’on ne peut échapper au destin, j’affirme également que c’est aux hommes de prendre en compte ce destin et de l’assumer. Or, certains n’osent pas le faire, et c’est pourquoi des êtres comme toi et moi sommes dans l’obligation d’intervenir. »

Merlin s’arrêta devant Taliesin et lui dit : « Le roi Uther est presque parvenu à pacifier ce royaume. Il a conclu des alliances avec de nombreux rois qui lui seront fidèles en toutes circonstances. Mais il en existe encore un qui ne veut rien entendre et se refuse à tout compromis. Il s’agit d’Uryen, le roi de Reghed, un terrible combattant que redoutent autant les Bretons que les Pictes et les Saxons. Pourtant, il faut qu’Uryen fasse alliance avec Uther, car le royaume a besoin de son courage et de sa vaillance. Et voici ce que tu vas faire, Taliesin : Va-t’en à la cour du roi Uryen et deviens son barde. Par tes chants et par tes charmes, tu feras en sorte de l’amener à conclure alliance avec Uther. Quant à moi, je dois retourner auprès d’Uther, car c’est le moment de l’emmener là où Dieu a décidé de le faire aller, même si la route qu’il suivra peut paraître étrange et hors de propos. Pars tout de suite, Taliesin, et n’oublie pas que je suis ton ami. »

C’est ainsi que Taliesin s’en alla dans le pays de Reghed et devint le barde favori du roi Uryen. Quant à Merlin, il se rendit auprès d’Uther Pendragon. Lorsque le roi le vit arriver, il manifesta sa joie de le retrouver. « Roi Uther, dit Merlin, il faut que tu envoies des messagers au roi Uryen afin de lui proposer une entrevue. »

« Que me demandes-tu là ? s’écria Uther. Tu sais bien que le roi Uryen est trop fier et trop arrogant pour accepter la moindre proposition de ma part ! » Merlin se mit à rire et dit : « Je n’en suis pas si sûr que toi. Encore une fois, je te demande de me faire confiance : envoie des messagers au roi Uryen pour lui proposer une entrevue. Cette entrevue devra avoir lieu dans quinze jours dans un endroit qu’il choisira lui-même et où tu te rendras avec tes conseillers. Mais sache bien que si tu ne veux pas de mes conseils, je peux toujours m’en aller. » Uther protesta vigoureusement et promit de faire ce que lui demandait Merlin. Il envoya immédiatement des messagers à la cour du roi Uryen, et quand ils revinrent de leur mission, il fut très étonné de la réponse : le roi Uryen fixait en effet une date et un lieu de rencontre afin d’y discuter d’une possible alliance entre eux. Uther fut tout joyeux et fit préparer tout ce qui était nécessaire au voyage, n’oubliant pas les riches pavillons, ni la vaisselle d’or, ni les plus beaux étendards, autant pour faire honneur à Uryen que pour mieux l’impressionner par sa propre richesse.

L’entrevue se déroula au jour dit sur les bords de la Severn. Le roi Uryen y vint avec une belle escorte de guerriers parmi lesquels se trouvait Taliesin. Et Taliesin chantait un chant à la gloire d’Uryen : « Uryen de la Plaine Cultivée, le plus généreux des hommes du baptême, tu as donné abondance aux hommes de ce monde. Tu as amassé des richesses, mais tu les as distribuées… Depuis qu’il est le chef, le maître souverain, c’est une forteresse contre l’étranger, un combattant intrépide. Mon cœur est avec toi parmi tous les hommes glorieux. Intense est ton coup d’épée quand on entend le bruit du combat. À la bataille, quand tu y es, tu répands la vengeance, et les maisons sont en flammes avant l’aube, ô seigneur de la Plaine Cultivée ! De la meilleure lignée, des magnanimes fils de Kynvarch, tu es le meilleur qui soit, tu n’as jamais eu, tu n’auras jamais, tu n’as pas d’égal en vaillance et en prouesses ! Ah ! jusqu’à ce que je défaille de vieillesse, jusqu’à la rude angoisse du trépas, jamais je n’aurais de joie si je ne célébrais Uryen ! »

Et pendant que chantait Taliesin, Uryen prit place auprès d’Uther Pendragon, et ils commencèrent à parler. On apporta des mets et des boissons, et les deux rois prolongèrent leur conversation très tard dans la nuit. Ils allèrent se coucher sous des tentes confortables, et le lendemain matin ils se retrouvèrent pour reprendre leur entretien. Et quand ils se furent mis d’accord en vue d’une alliance contre tous les ennemis du royaume, Uther proposa à Uryen de faire une partie d’échecs. Uryen accepta bien volontiers. Alors, on étendit sur le sol une grande pièce d’étoffe de lin brodé d’or fin et on y installa le magnifique échiquier qu’Uther avait amené avec lui. Les deux hommes s’assirent sur le manteau, dans une attitude de délassement, et quand un valet vêtu de rouge eut apporté les pièces, toutes en or, ils commencèrent à jouer.

Au moment où ils s’intéressaient le plus à la partie, penchés sur l’échiquier, on vit sortir d’un pavillon blanc, au sommet rouge, surmonté d’une image de serpent tout noir, aux yeux rouges, à la langue rouge flamme, un jeune écuyer aux cheveux blonds frisés, aux yeux bleus, à la barbe naissante, vêtu d’une tunique de couleur jaune, chaussé de brodequins de cuir bien travaillé, et qui portait une épée à poignée d’or. Il se rendit à l’endroit où se trouvaient Uther et Uryen, et salua celui-ci. Uryen s’étonna que l’écuyer n’eût point salué Uther, mais celui-ci, devinant sa pensée, lui dit : « Ce jeune homme ne m’a pas salué parce qu’il m’avait déjà vu aujourd’hui. D’ailleurs, c’est à toi qu’il a affaire. » Effectivement, l’écuyer dit à Uryen : « Seigneur, est-ce avec ta permission que les petits serviteurs du roi Uther s’amusent à agacer, harceler et harasser tes corbeaux ? » Car le roi Uryen ne se déplaçait jamais sans une troupe de corbeaux dont il prenait grand soin.

« As-tu entendu ce que disait cet écuyer ? dit Uryen à Uther. S’il te plaît, empêche tes serviteurs de toucher à mes corbeaux. » – « Joue ton jeu ! » répondit simplement Uther. Ils en étaient à peu près à la moitié de la partie quand un jeune homme rouge aux cheveux bruns frisant légèrement, aux grands yeux, à la taille élancée, à la barbe rasée, sortit d’une tente de couleur jaune surmontée d’une image de lion tout rouge. Il tenait à la main une grande et lourde épée à la lame triangulaire dont la gaine était de peau de daim rouge. Il se rendit à l’endroit où Uther et Uryen étaient en train de jouer aux échecs, et il salua Uryen. Uryen fut fâché que le salut ne s’adressât qu’à lui seul. Mais Uther ne s’en montra pas plus contrarié que la première fois. Le jeune homme dit à Uryen : « Seigneur, est-ce malgré toi que les serviteurs du roi Uther sont en train de piquer tes corbeaux et même d’en tuer ? Si c’est malgré toi, prie le roi de les arrêter. » Uryen dit à Uther : « Seigneur, as-tu entendu ce que vient de dire cet écuyer ? Je t’en prie, arrête tes gens ! » – « Joue ton jeu », se contenta de répondre Uther. L’écuyer s’en retourna au pavillon. Ils finirent la partie et en commencèrent une autre.

Comme ils commençaient à mettre les pièces en mouvement, on aperçut à quelque distance d’eux, sortant d’un pavillon jaune tacheté surmonté d’une image d’aigle en or, un écuyer à la forte chevelure blonde et frisée, belle et bien ordonnée. Il avait le visage blanc, les joues rouges, de grands yeux de faucon, une allure très noble. Il tenait à la main une lance à la forte hampe jaune, au fer nouvellement aiguisé, surmontée d’un étendard bien en vue. Il se dirigea d’un air irrité, furieux, d’un pas précipité, vers l’endroit où Uther et Uryen jouaient, le visage penché sur les échecs. On voyait bien qu’il était irrité. Il salua cependant Uryen et lui dit que bon nombre de ses corbeaux avaient été tués, et que les autres avaient été si maltraités et blessés que pas un ne pouvait soulever ses ailes de terre de plus d’une brasse. « Seigneur, dit Uryen à Uther, je t’en prie, arrête tes gens ! » – « Joue ton jeu », répondit Uther. Alors Uryen dit à l’écuyer : « Va vite, élève l’étendard au plus fort de la mêlée, et advienne ce que Dieu voudra ! »

Le jeune homme se rendit aussitôt à l’endroit où les corbeaux subissaient l’attaque la plus rude et dressa en l’air l’étendard. Dès que l’étendard fut ainsi dressé, les corbeaux se ressaisirent et s’élevèrent en l’air, irrités, pleins d’ardeur et d’enthousiasme, pour laisser le vent déployer leurs ailes et se remettre de leurs fatigues. Quand ils eurent retrouvé leur vigueur naturelle et leur impétuosité, ils s’abattirent d’un élan furieux sur les hommes qui venaient de leur causer colère, souffrance et pertes. Aux uns ils arrachaient la tête, aux autres les yeux, à d’autres les oreilles, à certains le bras, et ils les enlevaient avec eux dans les airs. Il y eut un grand tumulte et tout fut bouleversé par le battement des ailes, les croassements des corbeaux et les cris de douleur des hommes qu’ils blessaient, estropiaient ou tuaient. Le bruit était si effrayant qu’Uther et Uryen, penchés sur l’échiquier, l’entendirent. En levant les yeux, ils virent venir un cavalier monté sur son cheval gris sombre, avec un harnachement extraordinaire de couleur jaune. Le cavalier avait à la hanche une épée à poignée d’or et portait à la main le fût d’une longue et lourde lance à la hampe verte mais, à partir de la poignée jusqu’à la pointe, rouge du sang des corbeaux avec leur plumage. Le cavalier se rendit à l’endroit où Uther et Uryen étaient en train de jouer aux échecs. Ils s’aperçurent qu’il arrivait épuisé, hors de lui et rempli de colère. Il salua Uther et lui dit que les corbeaux d’Uryen étaient en train de tuer ses serviteurs. Uther se tourna vers Uryen et lui dit : « Seigneur, arrête tes corbeaux ! ». – « Joue ton jeu ! » répondit Uryen. Et ils jouèrent, tandis que le cavalier s’en retournait vers le lieu du combat.

Uther et Uryen jouaient déjà depuis bien longtemps quand ils entendirent un grand tumulte. C’étaient les cris de détresse des hommes et les croassements des corbeaux qui enlevaient sans peine les hommes en l’air, les écrasant et les déchirant à coups de bec, et les laissant retomber en morceaux sur le sol. En même temps, ils virent arriver un cavalier monté sur un cheval blanc, pâle, qui tenait à la main une grosse lance de frêne, au fer tout fraîchement ensanglanté. Il salua Uther et lui dit : « Seigneur, c’en est fait : tes serviteurs et tes pages, des enfants des meilleures familles du royaume, sont tués, et si cela continue ainsi, il sera désormais bien difficile de défendre cette île contre les ennemis qui l’attaqueraient. » Uther se tourna vers Uryen : « Seigneur, dit-il, arrête tes corbeaux. » – « Joue ton jeu ! » répondit Uryen. Ils terminèrent la partie et en commencèrent une autre.

Vers la fin de la partie, tout à coup, ils entendirent un grand tumulte, les cris de détresse des gens armés, les croassements et les battements d’ailes des corbeaux et le bruit qu’ils faisaient en laissant retomber sur le sol des armures entières ainsi que les hommes et les chevaux. Aussitôt, ils virent accourir un cavalier monté sur un cheval pie noir, à la tête haute, et donc le harnachement était de couleur jaune. Il tenait à la main une lance de frêne ronde, teinte en azur, au fer fraîchement ensanglanté, fixé par des goupilles d’argent. Il s’approcha d’Uther, tout irrité, et lui dit que les corbeaux avaient massacré les gens de sa maison et les fils des nobles de cette île. Il lui demanda de faire cesser ce massacre. Uther pria Uryen d’arrêter ses corbeaux et pressa dans sa main les cavaliers d’or de l’échiquier avec une telle force qu’il les réduisit presque en poudre. Alors, Uryen ordonna au cavalier de faire abaisser la bannière. Dès que la bannière fut abaissée, le tumulte cessa et les corbeaux se retirèrent.

« Je n’aime pas qu’on maltraite mes corbeaux, dit Uryen à Uther, car ils sont parmi ce que je possède de plus cher et de plus précieux. » Uther lui répondit : « Nous voici bien avancés maintenant, et à cause de cela j’ai perdu des jeunes gens courageux auxquels je tenais beaucoup. » – « J’en suis désolé, dit Uryen, mais tu ne m’as pas laissé d’autre choix que de faire attaquer tes serviteurs par mes corbeaux. Il te suffisait d’arrêter tes gens avant qu’il ne fût trop tard. » Uther allait répliquer vertement quand il vit arriver Merlin. Celui-ci salua les deux rois et leur dit : « Voilà où vous a conduits votre orgueil à tous les deux. N’allez pas maintenant vous plaindre de ce qui est arrivé, car vous avez mieux à faire que de vous disputer à propos de tout et de rien. » Uryen demanda à Uther : « Qui est donc cet impudent personnage que je ne connais pas ? » – « C’est l’homme le plus sage du monde, répondit Uther, et il se nomme Merlin. » Pendant ce temps, on avait mis de l’ordre dans le camp et toute trace de violence avait disparu. Merlin dit à Uther : « Tu as perdu tes hommes par ta faute, roi Uther, et sache bien que ce n’est pas grâce à ton orgueil que tu te feras un ami du roi Uryen. » Puis Merlin se tourna vers Uryen : « Roi Uryen, tu te montres trop fier de ta troupe de corbeaux, mais sache bien que ce n’est pas avec eux que tu iras à la conquête du monde. Contente-toi de défendre cette île contre tous les ennemis qui pourraient l’attaquer. Et pour cela, je ne vois pas d’autre solution que de conclure cette alliance avec Uther : car l’un et l’autre, vous êtes faibles et démunis lorsque vous vous retranchez derrière votre soi-disant puissance. Cette puissance, vous ne la conserverez que si vous êtes unis. Mais si ce que je dis vous agace, je peux toujours m’en aller. »

Uryen dit à Merlin : « Tes paroles sont pleines de sagesse, Merlin, et je regrette de m’être ainsi laissé emporter par ma colère et mon orgueil. » Quant à Uther, il ne disait mot, mais son regard faisait comprendre à Merlin qu’il était tout honteux de ce qu’il avait fait en n’empêchant pas ses gens de maltraiter les corbeaux d’Uryen. Les deux rois se donnèrent publiquement l’accolade, et depuis ce jour-là Uryen, roi de Reghed, devint le fidèle vassal d’Uther Pendragon, roi suprême de Bretagne. Alors, Merlin s’en alla trouver Taliesin et lui demanda de poursuivre sa mission auprès d’Uryen. « Plus les hommes sont courageux, dit-il, plus ils ont de faiblesses. Ne te laisse pas impressionner par ce qui s’est passé. Je t’avais bien averti qu’il suffisait d’un geste pour tout remettre en cause. » Et, après avoir pris congé de Taliesin, Merlin s’en retourna auprès d’Uther Pendragon et l’accompagna pendant tout le chemin du retour[81].